
Il faut parfois du temps pour mettre des mots sur un livre tant son intensité submerge. Ecrire, c’est laisser les émotions s’embraser sous la plume mais faut-il déjà savoir les nommer. Un mercredi matin, j’ai rencontré Sorj Chalandon aux Deux Magots. Il était venu parler d’Enfant de salaud, son nouveau roman publié aux éditions Grasset qui faisait déjà grand bruit. Au détour d’une gorgée de café, il nous a annoncé : « j’ai mis soixante-neuf ans à écrire ce roman ». J’ai su dès cet instant qu’auteur comme lecteur, nous étions dans ce même bateau infernal voguant difficilement vers les mots justes et l’indicible vérité.
« Tu es un enfant de salaud », « ton père était du mauvais coté », « je l’ai vu habillé en allemand, place Bellecour ». Ces phrases sonnent lourdement dans la voix de ce grand-père qui explique l’impensable à son petit-fils de dix ans. Un destin aux mille résonances qui suscite de l’intérêt pour ce narrateur grandissant avec une seule et même question : que faisait réellement son père sous l’occupation allemande ? Devenu journaliste, tout pousse ce fils à découvrir la vérité sur son père tandis que commence le premier procès tenu en France pour crime contre l’humanité : celui de Klaus Barbie. Un double procès débute, celui d’un criminel de guerre et celui d’un père accusé de lâcheté.
« Lorsque j’étais enfant, ton père m’avait offert ton « mauvais coté », un petit caillou noir que j’avais caché au fond de ma poche. Mais aujourd’hui, adulte, c’est un sac de pierre que je transportais. Je charriais ta vie de gravats et je voulais de l’aide. Tu ne pouvais pas me laisser seul avec ton histoire. Elle était trop lourde à porter pour un fils. »
Enfant de salaud est l’un de ces romans qui vous laisse l’esprit en apnée des jours entiers après l’avoir terminé. Il ouvre les sphères de l’affect par ce père qui s’invente mille exploits pour se rassurer, briller, y croire encore et celles des choses que l’on aime taire par douleur et honte, les heures sombres du siècle dernier : la déportation des Juifs. Le procès de Klaus Barbie à la cour d’assise du Rhône aura un impact médiatique immense où 900 journalistes seront présents pour 145 heures de débats. Il en fallait de l’audace et de la subtilité pour associer ce père faussaire et le Boucher de Lyon en un seul et même roman.
Ce matin de septembre, Sorj m’a confirmé ce que j’avais préalablement pensé : ce roman avait été une urgence. Celle d’écrire ce destin avorté, d’associer réalité et narration pour illustrer la figure paternelle tout en gardant pudeur et intimité au fond d’un cœur où toujours règnerait un manque. Cela transparaît entre chaque mot, chaque phrase ou chaque occasion d’affronter celui que l’on respecte et lui exposer la véritable version de sa vie. Ce qu’il ne fera jamais en tant qu’auteur : « ce qui me rend fou, c’est ce rendez-vous manqué entre un père et son fils. J’ai mis la main sur son casier judiciaire le 19 mai 2020, mon père est mort le 14 mars 2014 » explique-t-il, l’émotion au creux des yeux.
Alors cette rencontre se fait par le roman tout en mettant en exergue sa position et son regard de journaliste lors du procès de Klaus Barbie, cherchant sans cesse les réactions de ce père face aux témoignages des victimes, celles qui en diront davantage sur sa guerre à lui. Cette cohorte funeste entraîne, coupe le souffle et donne peu de répit à celui qui ose commencer l’incipit. C’est une quête de vérité à double sens aussi puissante qu’un vent violent et qui ne ressemble à aucun de ses romans passés. C’est le livre d’une vie.
En étalant de beurre salé son morceau de pain, le journaliste jette un œil à sa sacoche déposée entre lui et moi et nous annonce avoir amené les documents qui ont fondé Enfant de salaud, autrement dit le procès verbal de son père, la déposition, mais également des photographies. Cette genèse entre nos mains conte mille esquisses. « Je l’aime mais je lui en veux de m’avoir laissé dans l’obscurité car cette histoire est géniale. Je pense que ce livre est le tombeau de mon père. » confie-t-il, le sourire en coin et le regret aux yeux. Loin de reprendre la réalité de ces documents à la lettre, Enfant de salaud laissera une trace indélébile dans le paysage littéraire par l’écho de ce qu’il raconte, le secret que l’on découvre au détour d’un après-midi et les mots qui ressuscitent chaque disparu à travers les pages.
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