
Après avoir vogué dans les écrits journalistiques pendant plusieurs années, Léa Chauvel-Lévy, critique d’art et commissaire d’exposition, a publié Simone en août 2021 aux éditions de l’Observatoire. Un premier roman autour de Simone Kahn, figure oubliée et ô combien importante du monde artistique de l’entre-deux-guerres. De l’histoire d’amour à l’écriture de l’intime, rencontre avec l’écrivaine.
D’entrée de jeu, le roman commence par une scène brutale : celle de l’avortement de Simone Kahn. Pourquoi ce choix ?
Léa Chauvel-Lévy : « Au départ, ce n’était pas la première scène. Je commençais mon roman par la rencontre de Simone et d’André Breton aux jardins du Luxembourg. Puis j’ai fait un cauchemar qui m’a donné de grosses douleurs ventrales et je me suis demandé si cette femme n’avait pas avorté. J’ai contacté sa fille qui m’a confirmé qu’elle avait pratiqué l’avortement clandestin plus de dix fois et a milité toute sa vie pour le droit à l’avortement. J’ai donc décidé de commencer le roman ainsi. Forcément, je souhaitais aussi parler de cette expérience en profondeur, le corps endolori, l’état de choc et la liberté de dire « non », refuser cet ordre normatif des choses. Je me suis d’ailleurs intéressée à ce qu’était un avortement dans les années 1920 et cette année-là sous le gouvernement Deschanel cet acte est passé de délit à crime, donc elle risquait la prison. Je voulais un roman organique : dans la tête de Simone mais également dans son corps. »
Pourquoi avoir particulièrement choisi Simone Kahn ?
LCL : « De manière générale, je m’intéresse aux figures féminines oubliées dans le monde artistique. Ensuite, Vincent Sator –le petit-fils de Simone, m’a parlé de l’histoire de sa grand-mère qui exposait les surréalistes dans sa galerie. Elle a collectionné Pablo Picasso quand il ne valait alors que cent francs ! D’une certaine façon, je suis tombée amoureuse de cette femme. J’ai trouvé cet effacement d’une injustice cruelle donc j’ai rencontré des historiens, je me suis renseignée sur le mouvement dada pendant des mois et une question s’est vite imposée : en quoi André Breton a effacé Simone de ce paysage ? J’ai d’ailleurs appris par la suite qu’il avait brûlé ses lettres, sa parole n’existait plus. »
Comment compose-t-on ce type de roman cheminant à la fois sur un plan historique et fictionnel ?
LCL : « Pour ma part, j’ai passé sept mois à faire des recherches durant lesquels je n’ai pas compté mes matinées à la bibliothèque. Je me suis imprégnée des lettres de Simone destinées à sa cousine Denise Lévy (éditions Joëlle Losfeld), la muse d’Aragon. Le roman est donc né de l’esprit de Simone sur une durée précise, neuf mois exactement. En revanche, nous ne sommes pas dans de la biographie mais de l’exofiction. Ensuite, pour nourrir ce roman qui se déroule en 1920 j’ai essayé de comprendre la mécanique d’un mouvement aussi fou que celui du dadaïsme. La matière historique et personnelle s’est ensuite emboitée. »
Est-ce que l’on s’autorise tout de suite des projections ? Je suppose que la part d’intime n’est pas toujours explicite dans la matière historique…
LCL : « Bien sûr mais ça ne se fait pas tout de suite. Au départ, je me détachais difficilement des écrits historiques et j’appréhendais d’y mettre trop de moi puis j’ai lâché tout cela pour entrer dans une écriture sincère et mesurée, la quête réelle de l’intime. »
Peut-on qualifier Simone Kahn de figure avant-gardiste dans le milieu surréaliste, elle qui gravitait dans ce mouvement presque uniquement masculin ?
LCL : « Elle l’a été à de nombreux égards car elle a décelé le talent de Picasso avant André Breton et les autres. Ses amis étaient également des figures montantes du milieu politique, littéraire et des arts plastiques. Elle côtoyait régulièrement ces figures de l’exceptionnel. Georges Sebbag, historien spécialisé dans la question, m’expliquait que tout laisse à penser qu’elle avait une place extrêmement importante dans ce milieu et qu’elle avait un rôle important dans l’élaboration des numéros de la revue Littérature. En revanche il n’en reste pas de traces. Côté galerie, elle a par ailleurs exposé de nombreux avant-gardistes. »
Est-ce que l’exofiction s’est directement imposée ?
LCL : « Pas du tout. Au départ je souhaitais mettre en scène mon enquête autour de Simone Kahn, ma rencontre avec sa fille, son petit-fils etc. En somme, un récit à la première personne. Puis le roman a pris toute la place dans mon esprit et c’est en écrivant que j’ai découvert mon sujet : le corps et la tête de Simone, son amour pour Breton, sa dualité, sa fidélité première à Voldemar… Mais la question de la biographie n’était pas envisageable, je n’aime pas beaucoup l’histoire. La dimension mélancolique me plaisait également, c’est un livre sur les forces et les faiblesses d’une amoureuse fragile. Je souhaitais dépeindre un Breton très effacé à la merci de cette femme. On le connaît misogyne, omnipotent et moi je le voulais presque soumis à cette relation. »
André Breton est donc totalement fantasmé ?
LCL : « Oui, bien sûr. Je ne suis absolument pas fidèle à ce qu’il a réellement été. Il est en quelque sorte devenu ma Chose mais en profondeur il ne m’intéresse pas. Ma vision se porte sur Simone Kahn. »
Pensez-vous qu’il y avait toutefois du romantisme entre eux ?
LCL : « Ils se sont aimés très fort c’est certain mais pas de la même façon ni au même moment. Breton était fou d’elle quand elle le considérait plutôt comme une âme-amie puis elle est tombée amoureuse de lui, ils se sont mariés mais n’ont pas eu d’enfant. Le couple a vécu dans un appartement rue Fontaine dans lequel toute une communauté littéraire et artistique gravitait. Cet endroit était sans aucun doute tenu par deux personnes qui s’aimaient. »
Sans trop en dire aux lecteurs, la scène finale du roman est très intense. Pourquoi se tourner vers une fin ouverte quand beaucoup d’auteurs se seraient tournés vers quelque chose de plus factuel ?
LCL : « Je n’aime pas la fin, que ce soit celle des vacances ou celle de la vie. Dans les romans, c’est exactement pareil. J’aime parfois la combattre et ici, je souhaitais que le lecteur se pose des questions quant à « l’après ». Alors oui, c’est une fin organique, corporelle, passionnée et qui n’en est pas réellement une. Je n’aime pas l’autoritarisme dans l’écriture, ma vision des choses n’est pas arrêtée et mes fins non plus. »
Pour terminer, vos prochains écrits pourraient-ils porter sur un nouveau destin de femme ?
LCL : « Je ne peux malheureusement pas trop en dire à ce sujet mais je peux au moins affirmer cela. Ce sera un récit très intime orné d’une écriture profondément personnelle. Le reste, c’est un secret ! »
Propos recueillis par Marie Jouvin
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