
Très médiatisée pour son essai Vivre avec nos morts (Grasset, 2021), Delphine Horvilleur a dressé à la rentrée littéraire 2022 un Monologue contre l’identité autrement nommé Il n’y a pas de Ajar. Outre le jeu de mot qui saute aux yeux, l’écrivaine et rabbin nancéienne propose un court texte autour des questionnements sur l’identité et ses diverses ramifications.
S’il y a bien un écrivain que l’on aurait difficilement rangé dans une case, c’est Romain Gary et son alias Emile Ajar doublement primé du prix Goncourt. L’homme aux multiples identités constitue la plus grande entourloupe littéraire du XXème siècle emportant avec lui toute espérance de le définir intrinsèquement, par et pour son écriture. La fiction a ce monopole du mystère en donnant bien sûr la précieuse possibilité d’être qui l’on veut, loin des codes d’appartenance ethniques, sexuels ou religieux jusqu’à certaines limites amplement évoquées tout au long de l’ouvrage. A partir de cet écrivain qui lui est cher, Delphine Horvilleur dresse le monologue d’Abraham Ajar qui affirme être le fils d’Emile et aborde à son tour les grands débats d’aujourd’hui autour de l’identité.
« Ajar fut un des noms que Gary créa pour dire au monde qu’il n’allait pas se résoudre à une mort annoncée, ni celle des hommes, ni celle des mots. Son pseudo fut un dernier pied de nez au morbide qui vous rattrape toujours, mais qu’on peut tromper un temps avec un peu de panache, avec une manigance littéraire qui interdit à l’homme de n’être que lui-même. A travers Ajar, Gary a réussi à dire qu’il existe, pour chaque être, un au-delà de soi; une possibilité de refuser cette chose à laquelle on donne aujourd’hui un nom vraiment dégoûtant : l’identité. »
Il n’y a pas de Ajar, c’est avant tout une confession. Celle d’une fascination de l’autrice pour Romain Gary. Elle déroule dès les premières pages un miroir entre sa propre naissance et la mort de l’écrivain qu’elle range même au rang de « dibbouk », ce revenant de la mythologie kabbalistique « qui vous colle à la peau » mais « ne vous veut ni du mal, ni du bien ». C’est aussi un regret, celui d’une confrontation qui n’a jamais eu lieu et l’envie fantasmée de dire à l’auteur doublement primé que sa judéité est bien plus explicite qu’elle n’en a l’air dans ses livres. S’ensuit de drôles de hasards autour de ce pseudonyme, Emile Ajar, qui sonne étrangement comme « Ah’ar », « l’autre ». Ainsi, tout concorderait avec un refus absolu d’assignation identitaire, même inconscient. Delphine Horvilleur en fait un fil rouge portant l’homme au statut d’initiateur, « Romain Gary s’autorise une interruption volontaire de bibliographie officielle ».
La seconde partie de ce court texte s’axe davantage sur le monologue d’Abraham Ajar (porté dans un seul en scène au Théâtre du Rond-Point par une femme, Johanna Nizard) qui aborde le propos central du livre. L’identité naît-elle de l’histoire de nos ancêtres ou de notre nom ? Un texte sacré est-il vraiment le fondement d’une identité unique et immuable ? A ces questions, la réponse est sans attente : l’entre-soi, oui, « mais à condition qu’on sache toujours qu’on a plusieurs chez-soi ». De la transsexualité à l’épigénétique, le monologue devient un cosmos de questionnements bercé dans le grand champ des possibles au détour de chemins de tolérance, d’ « humour juif » et d’ouverture d’esprit tout en scandant « je suis pour polluer toutes les « identités » ».
A ce sympathique pamphlet s’ajoute les débats politiques d’aujourd’hui, la question de l’appropriation culturelle tout en interrogeant concrètement cette société en évolution qui semble réfuter la possibilité des identités multiples. Il n’y a pas de Ajar, certes, mais au moins la certitude de relever ici un sujet complexe, immense et passionnant par le biais de l’un des auteurs les plus insaisissables.
Références : Il n’y a pas de Ajar, Delphine Horvilleur, éditions Grasset, 96p., 12 euros
Oui, la forme peut étonner mais le fond toujours aussi pointue et en référence à l’actuel débat 😉
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